Pierre de Provence et la Belle Maguelonne

ici des écrits plus personnels de Marti mais vous pouvez lire puisque vous etes devant cete table
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Marti
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Pierre de Provence et la Belle Maguelonne

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Des contes et des légendes la Provence en compte par dizaines et sans doute plus... mais celle-ci m'a plu depuis mon adolescence et elle se déroule en partie à Cavaillon ou je vis actuellement alors elle se trouve bien à sa place ici non?

tiré de "Contes et Légende de Provence" - André PEZARD
L'an mille approchait. En ce temps-là, il y avait bien des fous, et bien peu de sages au royaume d’Arles. L’avènement de Rodolphe III le Fainéant avait donné le signal du tumulte à ses rivaux et à ses vassaux, qui se disputaient les lambeaux d’une terre trop belle. Seul, le comte Jean de Provence se tenait à l’écart, dans sa seigneurie de Cavaillon.
Au milieu du désordre, ce petit coin de la vallée de la Durance était un séjour délicieux. Malgré la jalousie de son frère et de son neveu, Jean de Provence fit régner dans son fief la paix et la prospérité. Son épouse, qui était fille du comte de Barcelone, charmait les cœurs par sa grâce.
Sûrs d’être bien reçus, les jongleurs errants venaient souvent remplir de leurs brillantes musiques le château de Cavaillon, et déclamer leurs chansons de geste, ou leurs dits pleins de verve, qui soulevaient des rires allègres.
C’est au milieu de ces fêtes de l’esprit que naquit Pierre de Provence. Ses parents firent de lui un chevalier accompli, aussi habile à manier la lance qu’à pincer les cordes de la harpe ; et les vers qu’il écrivait faisaient rêver les dames, autant que ses paroles de charité touchaient les pauvres gens, consolés par lui dans leur misère. Il connaissait même la physique ; et pour lire dans les astres, il passait sur une tour du château les nuits glacées de l’hiver aussi volontiers que les nuits parfumées de la belle saison. Le matin, il descendait de sa tour, pâle sous ses cheveux noirs, et il souriait d’un air songeur.
Un jour, des marchands venus de Naples abordèrent à Aigues-Mortes, et remontant le Rhône vinrent saluer Jean de Provence. Ils furent ravis du bel accueil qu’on leur fit, et remercièrent leurs hôtes en leur contant tout ce qu’ils avaient vu dans leurs voyages, et le spectacle du golfe de Naples au pied du Vésuve, puis les splendeurs de la cour, et la gloire de la famille royale, la gentillesse de la reine de Naples, et la beauté de sa fille Maguelone.
À l’heure même où naquit la princesse, disaient-ils, un don du ciel avait frappé les siens d’émerveillement : sur ses petites épaules blanches, un flot de cheveux d’or dansait, et ses yeux grands ouverts rayonnaient comme deux étoiles bleues. Elle parut si adorable que sa marraine voulut l’appeler Maguelone : c’est le nom qu’alors les riverains de la Méditerranée donnaient à Vénus, se souvenant qu’elle est l’étoile des Mages, la plus charmante des étoiles, pure comme une perle.
Les voyageurs firent un si doux portrait de la jeune princesse, ils parlaient d’elle avec une telle émotion, que Pierre s’éprit de la belle Maguelone sans l’avoir vue. Perdu dans son rêve, il fuyait la cour et le monde plus qu’il n’avait jamais fait. Il passait ses nuits à contempler les constellations, dans l’espérance folle qu’au même instant peut-être les yeux bien-aimés s’arrêtaient au même point, sur le velours azuré du firmament ou sur le givre léger de la voie lactée.
Il guettait surtout, chaque soir, l’éclosion de Vénus parmi l’or vert du couchant ; et quand elle avait disparu à l’horizon assombri, il veillait désespérément jusqu’à l’aube, incapable de dormir. Son noble et pâle visage se plombait peu à peu de lassitude : une fièvre profonde semblait le hâler, et toute la cour pensait que l’influence fatale de Saturne pesait sur lui. Le comte Jean, pour rompre ce sortilège si poétique mais si troublant, lui disait parfois, en riant :

— Prenez garde, mon fils ! N’attendez pas l’impossible… Les astrologues savent que Saturne et Vénus se poursuivent sans cesse à travers les cieux, et ne se peuvent conjoindre qu’une fois tous les sept ans !
Pierre souriait aussi, toujours muet, et ne pouvait songer qu’à la princesse du golfe enchanté. Une nuit, il disparut. Sa fièvre d’amour l’appelait là-bas.
Il arriva à Naples la veille d’une grande fête. Des tournois devaient avoir lieu en présence du roi et de sa famille. Un chevalier illustre venu de Bohême avait lancé un défi. Il était jeune et aimable, et si généreux que chacun souhaitait sa victoire : cet amour universel lui fortifiait le cœur au point que jamais il n’avait été vaincu dans l’arène, ni sur aucun champ de bataille.
Pierre de Provence releva son défi. Il le combattit comme en rêve, et ne vit pas les coups étonnants qu’il recevait ou qu’il portait. Soudain, il s’aperçut qu’il avait l’avantage et que le duel s’achevait : plein de regret pour la vaillance malheureuse de son adversaire, il eut soin de ne pas le navrer de son fer, le releva après sa chute, et lui donna l’accolade en lui offrant sa propre épée. La foule éclata en applaudissements et en cris de joie : un deuxième favori, plus chevaleresque et plus fortuné que le premier, venait de se révéler.
Le roi voulut connaître le vainqueur, et le fit venir. La belle Maguelone, en sa présence, aurait voulu garder les yeux baissés, comme une fille bien née. Elle avait honte d’elle-même, et pourtant une force invincible l’empêchait de détacher ses regards du beau chevalier provençal. Telle une biche prête à fuir, elle le regardait, d’un air craintif et confiant à la fois, ouvrant tout grands ses yeux bleus comme le soir, lustrés de larmes légères. Elle le contemplait avec une candeur si désarmée que Pierre se sentait mourir.
Le roi lui fit honneur, et lui demanda son nom.
— Sire, dit-il, pardonnez-moi. Monseigneur saint Pierre est mon patron ; mais je ne puis en dire davantage. Si mes parents sont obscurs, je craindrais qu’on ne les méprisât ici en opposant ma bonne fortune à la leur ; ou qu’on ne m’accusât de les dédaigner puisque j’ose paraître dans un lieu aussi haut que votre cour. Si mes parents sont illustres, je craindrais de ternir leur gloire par des mérites encore insuffisants ; ou, tirant vanité d’une antique lignée, de paraître usurper votre bienveillance en faveur de mérites qui ne sont pas les miens.
Ce discours énigmatique ne contenta pas le roi. Mais il était épris de courtoisie, et sans laisser rien voir de sa déception, il invita Pierre au banquet annoncé pour le soir. Le mystère voulu par le jeune homme toucha Maguelone, au contraire, comme une marque de dignité et de délicatesse exquise. Son cœur était pris. Elle pressentait, avec une joie brûlante, que Pierre n’était venu là que pour elle. Elle palpitait comme une colombe.

À la fin du banquet, en passant devant lui, elle eut pourtant la force de lui dire :
— Seigneur, vous n’avez fait hommage de votre victoire à nulle dame, comme la coutume des tournois y autorise un vrai paladin. Vous déplairait-il d’être mon chevalier ?
La voix de Pierre s’étrangla dans sa gorge. Il tomba à genoux devant Maguelone, et baisa le bas de sa robe, qu’il n’osa pas soulever parce qu’il voyait dessous, comme un bourgeon de fleur, poindre un petit pied.
Mais la belle enfant voulait savoir le secret de l’étranger. Toute la nuit, elle revit les passes éclatantes du tournoi, et le doux hommage obtenu. Son ardente jeunesse n’acceptait pas les prétextes dont son père le roi s’était contenté.
Elle avait auprès d’elle sa nourrice, une captive grecque du nom de Nice. La bonne femme lui avait voué un amour éperdu : pour un sourire de Maguelone, elle se serait jetée au feu. La princesse l’envoya trouver Pierre, pour tâcher d’apprendre quelque chose de lui. Pierre ne pouvait refuser à Maguelone le don qu’elle attendait, quelques paroles un peu plus confiantes que son excuse au roi. Il fit répondre par la bonne messagère :
— J’appartiens à une noble famille de Provence. Non loin du Rhône, mon père présentement règne avec sagesse et honneur. Bientôt, j’espère avoir le droit de vous en dire davantage : bientôt, très douce Dame, mais non aujourd’hui encore.
En même temps, il remit à Nice pour Maguelone un anneau d’or très simple, sans pierre, sans nul emblème entaillé ; un anneau fait de deux humbles joncs tordus ensemble, sans commencement ni fin. Maguelone le prit avec ravissement.
Les jours qui suivirent, elle ne se lassait pas de faire parler sa nourrice de l’accueil qu’elle avait reçu de Pierre ; et chaque fois qu’elle le pouvait, elle l’envoyait auprès de lui. Et chaque fois, Nice portait des lettres où l’amour parlait un langage de plus en plus lumineux : des lettres si belles et si pures, que des amants d’aujourd’hui, s’ils pouvaient en lire le quart seulement, deviendraient pâles comme la mort, et leur cœur éclaterait dans leur poitrine.
Et un jour, Nice porta à sa maîtresse une deuxième bague, où le ciseau de l’orfèvre avait figuré, sur sa tige menue, une fleur de férigoule, que les Grecs appellent thym ; on dit que c’est la fleurette du cœur, l’emblème des déclarations d’amour. Quatre fines turquoises formaient la fleur à peine visible sur le chaton ciselé. En envoyant cette bague, Pierre implorait de Maguelone un rendez-vous.
Quelques heures plus tard, elle le reçut dans sa propre chambre, dont le dallage noir et blanc était jonché de sauges en fleur, de douces sauges au feuillage de velours et d’argent. Parmi toute cette verdure, elle avait secrètement jeté un brin, un seul brin, de férigoule. Pierre s’agenouilla de nouveau devant Maguelone, et de nouveau, avec une humilité passionnée, il saisit le bas de sa robe pour le baiser. Au même instant, il vit perdue dans la jonchée odorante la minuscule fleur bleue de la férigoule.
Il la prit. Maguelone vit son geste et sourit délicieusement.
— Je vous remercie, seigneur, lui dit-elle, de votre amour qui est celui d’un bon chevalier. Je suis heureuse de cet amour, et je ne peux vous cacher mon bonheur : je veux que vous ne doutiez pas d’être aimé comme vous aimez. Pierre, vous voyez que c’est pour vous-même que je vous ai choisi, non pour noblesse de sang, ni pour puissance, ni pour richesse, ni pour gloire mondaine qui vous vienne d’autrui. Mais je vous demande, tant j’ai le cœur plein de douceur, je vous demande de me laisser aimer tout ce qui est à vous, votre famille, votre pays, votre passé. Ne me faites rien perdre de tout cela : dites vos secrets à votre amie, qui par grande tendresse vous implore.
Alors Pierre ne put résister au sourire de Maguelone et à sa belle voix tremblante. Il lui dit sa naissance à la cour de Cavaillon, et sa jeunesse, ses premiers combats, ses voyages, et ses douces espérances. Elle l’écoutait ravie, en lui tenant les mains, et parfois l’interrompait de vives et caressantes paroles. Les heures passèrent sans que l’un ni l’autre s’en aperçût. La bonne Nice fut obligée de leur dire que la nuit était venue, et qu’ils devaient se séparer. Ils échangèrent en frémissant le premier baiser, et se jurèrent fidélité. Maguelone passa au cou de Pierre une chaîne d’or, et Pierre lui donna un troisième anneau qu’il portait au petit doigt, paré d’une escarboucle prodigieuse. Puis il quitta le palais royal.
Cependant, la cour de Naples, et toute la ville intriguée, ne cessaient de parler du beau seigneur étranger qui cachait si jalousement son nom, qui refusait de se mêler à la vie de tous, que nulle affaire de guerre ou d’argent ne semblait occuper, et qui pourtant demeurait là, comme attaché par un charme.
En le voyant fréquenter le palais jour après jour, bien des gens, pour faire leur cour à un personnage en si grande faveur, le comblaient de prévenances, de belles paroles, d’éloges outrés. Mais toutes ces marques serviles d’intérêt n’éveillaient en lui qu’impatience et écœurement. Il lui arriva de refuser toute réponse à des importuns qu’il n’estimait point, ou de leur tourner le dos.
Le vent changea autour de lui, surtout quand on vit qu’il ne savait pas profiter de la protection royale pour obtenir quelque charge avantageuse. Ceux qui le jalousaient ou qu’il avait éconduits se vengèrent en le raillant, puis en le calomniant. Un méchant rimeur, un courtisan qui se croyait spirituel, fit sur son compte une chanson satirique, dont les petits vers précipités s’égrenaient comme un chapelet rompu. On chuchotait ce sirventès dans les coins, et l’on s’arrangea pour qu’il en trouvât une copie égarée sur son passage. Il lut, il reconnut l’auteur à sa verve bilieuse, il alla le trouver, et lui fit en termes froids et mesurés les reproches qu’il méritait. Mais il ne songea pas à le châtier par les armes, et ne lui fit pas même de menaces pour l’avenir. Il n’avait dans le cœur que ses amours.
Pourtant la vie chevaleresque à la cour de Naples continuait de dérouler ses fêtes et ses spectacles habituels. Pierre était bien obligé, pour justifier sa présence au palais, de figurer dans les banquets, les bals et les chevauchées ; il ne pouvait refuser au roi son hôte de rehausser par sa vaillance et son adresse l’éclat des joutes princières, données en l’honneur des dames ou des visiteurs illustres.
Il revêtit donc plusieurs fois l’armure des tournois, et combattit par la lance et le glaive, portant au bras une écharpe de soie rouge et or, les couleurs de Maguelone. Il affronta Lancelot de Valois, et lui fit mordre la poussière ; et pourtant Lancelot de Valois était le seul qui eût jamais battu en champ clos le terrible Ferrier de la Couronne. Il affronta Édouard d’Angleterre, fils du roi, destiné à tenir en main l’un des plus vieux et glorieux sceptres du monde ; et il lui fit mordre la poussière. Il semblait vaincre sans effort. Ses gestes étonnaient par leur force et leur vitesse foudroyante ; mais c’est à peine s’il semblait s’apercevoir du combat et de l’agitation de ses adversaires.
Un jour enfin, on annonça l’arrivée du plus impétueux, du plus farouche et violent champion des pays au delà des Alpes. Et Pierre vit paraître Jacques de Provence, son oncle, le propre frère de son père le comte. Jacques se présenta à l’entrée de la lice sans reconnaître, sous la visière baissée, son neveu, dont le bouclier ne portait point d’armoiries. Pierre voulut refuser le combat.
Mais Jacques de Provence, au lieu de voir dans cette retenue un hommage à ses prouesses anciennes, se crut méprisé par le jeune vainqueur qui dédaignait de dire son nom. Il se moqua de lui amèrement, il l’injuria, le blessa dans son honneur pour le forcer à se battre. Pierre dut accepter le duel, au risque de répandre son sang même.
Malgré la brutalité furieuse qui emportait Jacques dans ses assauts, Pierre eut la chance de le jeter à bas de son cheval sans le blesser. Maguelone semblait deviner l’angoisse de son champion. Elle se pencha vers son père et lui dit quelques mots. L’avantage de Pierre étant affirmé, et l’honneur des deux adversaires étant sauf, le roi interrompit le combat, au lieu de le laisser s’achever à pied, par une passe à l’épée. Pierre salua son oncle sans lever sa visière, et ne parut pas au banquet qui suivit les joutes.
Mais à ce banquet, Jacques se trouva placé entre la reine et Maguelone. Sans trahir le secret de celui qu’elle aimait, Maguelone prit plaisir à questionner Jacques sur sa famille, sur la cour de Cavaillon et la Provence
Jacques n’avait rien à lui cacher. Il lui apprit que son neveu Pierre, l’espoir et l’amour des Provençaux, avait soudain disparu, après quelques mois d’étrange humeur noire. Le comte et la comtesse, dit-il, se désespéraient, redoutant que leur fils n’eût mis fin à ses jours.
Le lendemain, dans un bosquet de citronniers, Maguelone revit Pierre sans témoins. Elle lui répéta ce qu’elle avait appris, et le jeune homme sembla revenir d’un long oubli : saisi de remords, il pleura en pensant à la peine de ses parents, et supplia Maguelone de le laisser partir.
— Tu es mon époux, tu es mon âme, lui dit-elle. Plaise à Dieu que jamais je ne te donne un mauvais conseil ! Je crois en effet que tu dois au plus tôt rendre la paix et la joie à ceux qui t’ont donné la vie. Mais je ne te laisserai partir que si tu m’emmènes avec toi.
Il voulut la persuader d’attendre son retour à Naples. Il reviendrait au plus tôt, avec l’approbation de son père, demander la main de Maguelone au roi. Mais la princesse, brûlante d’amour, se révoltait contre ces délais que le cérémonial des cours allait imposer à ses vœux. Elle tremblait à l’idée des dangers aux mille formes qui pouvaient surgir pendant la séparation. Peut-être sa tendresse exagérait-elle ces dangers. Cependant, Pierre ne put la convaincre. C’était pour lui un tel déchirement de la quitter, qu’il accepta l’idée d’emporter Maguelone dans sa fuite.
À la nuit close, deux destriers à la robe sombre s’éloignèrent sans fracas des murs de Naples. À peu de distance, une escorte en armes attendait les deux amants. La chevauchée fut longue, et rudement poussée. Vers l’aube, Maguelone dut avouer qu’elle était lasse. On fit halte sous un pin tordu à l’épaisse chevelure, en vue de la mer. Et tandis que les vagues gonflées de soupirs lentement déferlaient sur le sable, Maguelone s’endormit, la tête appuyée sur la poitrine de Pierre.
Elle dort, et parmi les rochers, parmi les touffes de myrte ou de ciste blanc et or, lézards et papillons, un instant dérangés, s’approchent sans crainte pour contempler Maguelone, doucement abandonnée. Les papillons dansent dans le soleil, puis viennent à l’ombre du pin respirer l’haleine légère et odorante de la jeune fille. Pierre, las de la course lui aussi, mais grisé d’amour, ne peut tenir ses paupières closes, et, les yeux baissés sur Maguelone, couve son sommeil.
Du haut d’un grenadier étoilé de fleurs sanglantes, un corbeau s’abattit. Maguelone épuisée avait laissé choir dans l’herbe une bourse aux fines mailles d’argent, où elle avait enfermé son plus cher trésor : les trois anneaux donnés par Pierre, les trois anneaux liés d’un ruban vermeil et doré. Le corbeau, attiré par l’éclat du métal, saisit la bourse et s’envola.
Pierre, aussi vite qu’il put, aussi doucement qu’il put, dégagea son bras passé sous le cou de Maguelone ; elle gémit sans ouvrir les yeux. Il plia son pourpoint, pour le lui glisser sous la tête, en un coussin où se répandirent les boucles blondes au parfum de paradis. Avec la bride de
son cheval, il improvisa une fronde, il y plaça un caillou, le fit tournoyer, et du premier coup blessa le corbeau.
L’oiseau noir alla tomber dans la mer, sans lâcher la bourse. Une solide barque était tirée sur la grève, à peine léchée par les vagues paresseuses. Pierre la mit à flot, et rama vers le corbeau. Mais le caprice des vents emportait peu à peu la vilaine bête vers le large, et la barque trop lourde n’avançait guère. De temps en temps, l’oiseau blessé, retrouvant quelques forces, volait plus loin, retombait à l’eau, et échappait à la noyade en reprenant encore son vol. Pierre s’obstinait à tirer sur les avirons, sans s’apercevoir qu’il s’éloignait dangereusement de la côte.
Un îlot qu’il contourna lui cacha bientôt la vue du gros pin. À l’abri de cet îlot, se tenait embusqué un vaisseau pirate. Les Barbaresques de l’équipage se jetèrent sur la barque imprudente. Pierre de Provence fut pris.
Ils ne lui firent aucun mal. Il était sans épée, et tout étourdi de son malheur : plus triste de la bourse volée à Maguelone que de sa liberté perdue. La douceur profonde de cette tristesse toucha les rudes matelots. Son riche équipement, la finesse du linge qu’il montrait à découvert, lui valurent les égards qu’on accorde aux grands seigneurs. Ils l’emmenèrent à Tunis, et offrirent au Sultan cette prise royale.
Le Sultan essaya de l’interroger sur son origine, espérant arracher à la famille du captif une grosse rançon. Mais Pierre, songeant à toute la douleur qu’il avait déjà donnée aux siens, ne voulut pas les affliger une fois de plus, et les ruiner par surcroît : il refusa de parler.
Son maître connaissait les hommes, et la dignité de Pierre l’enchanta. Il n’essaya pas de le contraindre par la force, et au contraire lui parla presque en ami : il lui offrit de prendre du service dans ses armées. Pierre, sans hésiter, accepta ; mais il fallut lui promettre qu’on ne lui ferait jamais combattre des chrétiens. Le Sultan avait assez d’ennemis chez les Infidèles, parmi les tribus noires indomptées, les pachas rebelles, ou ses rivaux de Babylone, de Sorie ou de Morroc. L’accord fut aisé.
Bientôt le renom du jeune capitaine chrétien, follement brave et vainqueur en toutes les rencontres guerrières, devint tel qu’il suffit à tenir en respect les ennemis les plus audacieux. Jamais l’empire du Sultan n’avait été si largement et si solidement établi.
La paix assurée, le souverain reconnaissant remercia Pierre en le comblant de cadeaux, armes précieuses, chevaux du sang le plus pur, parures splendides, esclaves, palais… Il aimait l’avoir auprès de lui, et le consultait dans les plus graves affaires. Pierre se souvenait du sage gouvernement de son père en Provence, et savait donner au Sultan des conseils fermes et prudents.
Au bout de quelques années, sa fortune aurait été magnifique, sa puissance inouïe, si la puissance et la fortune avaient pu le séduire. Mais il
demeurait toujours mélancolique et sans désirs. Il ne songeait qu’à Maguelone abandonnée, à ses parents dans le deuil. Il refusait tout ce qui aurait pu le lier davantage à son seigneur et à la terre barbaresque. Il rejeta plusieurs propositions de mariage avec les plus nobles princesses musulmanes ; il refusa d’un geste inflexible et muet l’idée de se convertir à l’Islam.
Le Sultan, plein d’une sincère affliction, le fit parler et peu à peu lui arracha quelques confidences. Il avait désormais pour Pierre une amitié étrange et jalouse, et pourtant ne voulait pas faire le bonheur de son vassal en se privant de ses services. Il n’avait pas le courage de le renvoyer, et cherchait par quelle tentation le retenir.
Pierre lui avait dit la merveilleuse beauté de Maguelone. D’ailleurs, sur toutes les côtes de Méditerranée, jusque dans les îles les plus perdues, les navigateurs en avaient porté des nouvelles. Le Sultan envoya en orient et en occident des messagers munis de lourds sacs de sequins non percés, et finit par se procurer ce qu’il cherchait, une fille comparable en beauté à Maguelone.
Ce fut une odalisque des bords de la Mer Noire, une Géorgienne aux boucles d’or, aux yeux bleus comme le soir, dont le sourire presque divin et les danses voluptueuses auraient fait divaguer le plus vieux philosophe de la Mecque. Il la donna à Pierre, croyant lui faire retrouver en elle ses amours perdues. Sa ressemblance avec Maguelone était étrange en vérité. Mais ce n’était pas Maguelone. Pierre accueillit avec douceur la belle captive, la salua en la regardant au fond des yeux, sans répondre à ses mélodieux accents, et se retira dans ses appartements pour n’en plus sortir.
Quand le Sultan apprit l’échec de sa tentative, il fit étrangler la malheureuse qui n’avait pas su tourner la tête au chevalier chrétien ; il le jeta lui-même dans un cachot, l’accusant devant ses ministres du crime de lèse-majesté. Furieux, il criait :
— Ce Galiléen a voulu séduire ma sultane favorite. Quel châtiment mérite-t-il ?
— La mort, et d’abord la torture ! répondirent les ministres, jaloux depuis longtemps de l’étranger.
On prépara donc son supplice en hâte. Mais le même jour, un complot éclata dans Tunis. Les chefs des familles nobles, mécontents eux aussi de l’influence prise par Pierre de Provence, avaient juré de déposer et de tuer le Sultan, coupable, disaient-ils, de haute trahison. Déjà ils avaient soulevé la ville ; la rumeur de l’émeute montait, le palais était cerné, et la défense faiblissait aux portes.
La garde d’élite recrutée par Pierre, ne voyant pas son chef aimé à sa tête, semblait inquiète et peu disposée au combat. Le péril était extrême. Le Sultan le comprit, et revint à la raison. Il fit sortir du cachot son loyal serviteur, lui parla gravement, et sut reconnaître ses torts.
— Je me remets entre tes mains, lui dit-il, toi à qui déjà je dois tant. Je te charge de la défense du palais. Prends les armes, et maîtrise ces fous. Après cela, je ne te demanderai plus rien ; et malgré toute la tristesse que j’aurai de te perdre, je te rendrai ta liberté. Je ne garderai, si tu le veux, que le souvenir de ton amitié.
Pierre saisit son épée, harangua sa garde fidèle, et brisa la rébellion avant le soir.
Le lendemain, dans la rade de Carthage, un navire armé par le Sultan levait l’ancre. Il emportait vers le nord Pierre de Provence et les présents qu’il avait reçus de son ami.
*
Le sommeil de Maguelone ne dura pas longtemps. Ne sentant plus sous sa tête battre le cœur de Pierre, ne sentant plus les bras de Pierre autour de son corps, un froid de glace l’envahit, une angoisse mortelle : elle se dressa, comme mordue par un serpent. Son bien-aimé n’était plus là.
D’abord, elle se reprocha son alarme. À quelques pas de distance, les cavaliers de l’escorte continuaient en paix de dormir. Elle entrevit au loin sur la mer une barque si petite, si petite au milieu d’un reflet de soleil aveuglant, qu’elle ne put distinguer le pêcheur qui la montait. Ses yeux ne s’y arrêtèrent pas. D’ailleurs, la barque disparut presque aussitôt derrière la pointe rocheuse d’une île.
Maguelone imaginait plutôt que Pierre était allé dans les bois reconnaître le chemin, ou s’assurer du haut d’une colline qu’ils n’étaient pas suivis. C’est seulement après avoir appelé en vain, après avoir envoyé les cavaliers battre la campagne de tous côtés, après avoir passé de longues heures dans l’attente, qu’elle repensa à la barque. On trouva sur la grève un chapeau à demi trempé, et la trace fraîche d’une quille traînée dans le sable.
La pauvre enfant ne voulait pas encore croire à son malheur. Elle n’arrivait pas à comprendre quelle raison aurait pu amener Pierre à monter seul sur une grossière barque de pêche, quelle folie l’aurait empêché de revenir, puisque la mer était calme et le vent sans violence. Elle passa toute la fin de la journée et toute une atroce nuit sur cette plage déserte, sans vouloir écouter ses compagnons.
Le lendemain, la voyant obstinée et comme folle, ils la quittèrent, sous prétexte d’aller chercher des vivres, en fait parce qu’ils s’inquiétaient des suites de cette aventure, une fois leur maître disparu. Maguelone resta seule devant la mer, les yeux secs, le cœur dévoré d’un feu de douleur.
Le terrible soleil et la faim croissante, joints à une crainte fatale, commençaient à la faire délirer. Bientôt, elle tomba évanouie sous le pin qui
avait bercé son beau rêve. Elle y serait morte, si des pèlerins siciliens qui se rendaient à Rome ne l’avaient découverte, au moment de camper à la belle étoile. Ils eurent pitié de la pauvre petite, et la ranimèrent. Mais elle continuait à dire des mots sans suite.
Ils l’emmenèrent avec eux, et arrivèrent à Rome au bout de quelques jours. Là, ils la firent entrer dans un hôpital où des religieuses soignaient les pèlerins dans la peine. La supérieure de cette maison reçut Maguelone avec charité, sans demander d’explications. Elle n’en demanda pas davantage quand l’enfant eut retrouvé sa raison et ses forces.
Pour remercier les religieuses de leurs soins, Maguelone demeura plusieurs mois dans la ville sainte, soignant à son tour les pauvres et les abandonnés. Le souvenir de sa brève félicité et de son malheur la tenait si fort, que toutes ses paroles, tous ses gestes étaient pleins d’une tendresse triste et profonde, d’une charité qui la faisait adorer de ses protégés. Sa beauté revenue, qu’elle tâchait désormais de dissimuler, rayonnait malgré elle, et faisait aimer la vie aux plus désespérés.
Quelques années passèrent ainsi. Le projet fut alors établi de fonder sur les routes des grands pèlerinages d’autres maisons pareilles à celle de Rome. L’un de ces hospices devait s’élever en Provence. La supérieure de l’ordre, connaissant le dévouement de Maguelone, lui demanda si elle accepterait d’aller le diriger, bien qu’elle n’eût jamais prononcé de vœux, et n’eût même jamais dit en propres termes qu’elle entendait renoncer au monde.
Maguelone fut d’abord surprise et confuse. Mais quand on lui eut dit qu’elle serait autorisée à ajourner encore les vœux réguliers, elle accepta. Elle songeait toujours à Pierre de Provence, et espérait dans le fond de son cœur, contre toute sagesse. Elle vit dans le voyage qu’on lui offrait le moyen de fuir un peu plus loin de Naples et d’une région où chaque jour un hasard pouvait la faire reconnaître ; et puis, il lui semblait qu’en allant vivre en Provence, non loin des lieux familiers à Pierre, et encore habités par les siens, elle empêcherait de mourir quelque chose de délicieux et d’étonnant.
Il fut donc décidé qu’elle irait fonder un établissement hospitalier près de l’embouchure du Rhône. Un navire l’emporta avec ses sœurs et la déposa au port d’Aigues-Mortes. Des bâtiments de pierre blanche l’attendaient, vides encore. Elle les fit consacrer, et en souvenir de son bien-aimé et des premières paroles qu’elle eût ouïes de sa bouche, elle voulut appeler sa maison l’Hôpital Saint-Pierre.
La renommée de sa douceur et de sa beauté, qui faisaient des miracles, ne tarda guère à voler de bouche en bouche à travers toute la Provence. La comtesse, au fond de sa retraite de Cavaillon, entendit parler de l’exquise Maguelone. Elle souhaita la connaître, et en même temps faire trêve un peu à sa douleur maternelle en procurant quelque
soulagement aux affligés. Descendant la Durance et le Rhône, elle vint en visite à Saint-Pierre, afin d’y apporter des aumônes en mémoire de son fils disparu.
Quand Maguelone se trouva en présence de celle qu’elle eût aimé appeler sa seconde mère, elle éclata en sanglots, et se jeta dans ses bras. Il lui fallut expliquer son émotion à la comtesse. Maguelone raconta sa belle et douloureuse histoire. La comtesse, d’abord, fut heureuse un instant d’apprendre que Pierre, en quittant Cavaillon, n’était pas devenu fou, et qu’il n’avait pas fui pour se donner la mort, mais pour conquérir le plus merveilleux amour. Puis la pauvre mère, presque aussitôt, retomba dans un chagrin plus noir, en voyant comment Pierre avait été trahi par la fortune, à la veille même de sa félicité.
Elle invita cependant Maguelone à venir lui rendre sa visite à Cavaillon. Le comte serait heureux de connaître à son tour celle que son fils avait choisie et gagnée. Puis elle fit préparer sa litière pour le retour. Maguelone la pria pourtant de prendre un dernier repas à sa table : une tempête s’était élevée le matin en mer, amenée par le vent d’Afrique, et sur terre aussi le temps agité déconseillait un départ trop hâtif. La comtesse accepta, et attendit le dîner en compagnie de Maguelone.
L’heure vint où l’on apporte les aiguières d’argent qui servent à verser l’eau sur les mains des invités. Au moment où cette eau claire, aromatisée de cannelle et d’hysope, rejaillissait dans le plateau, on frappa à la porte. C’était le cuisinier de Saint-Pierre, qui s’excusa de déranger les nobles dames pour un cas étrange.
— J’étais en train, dit-il, de préparer le poisson pour votre dîner. C’est un turbot magnifique, destiné à la table de Madame Maguelone par un pêcheur qu’elle a soigné. J’ai fendu ce turbot pour le vider, et voici ce que j’y ai trouvé !
Et il fit voir une bourse aux fines mailles d’argent, que le poisson avait avalée dans ses voyages marins. Maguelone ouvrit la bourse en tremblant. Elle contenait trois bagues, l’une faite de deux joncs d’or nus, tordus ensemble, la deuxième parée de quatre menus pétales de turquoise en fleur de férigoule, la troisième portant une prodigieuse escarboucle. Le cher passé d’un seul coup déborda de son cœur, ses larmes coulèrent de nouveau, mais moins fort. La comtesse, elle aussi, avait reconnu les bagues. Dans l’étrange hasard qui les remettait sous ses yeux, elle voyait la preuve que son fils était mort au sein des vagues infiniment errantes. Maguelone, au contraire, ne pouvait s’empêcher de rêver que peut-être, par la grâce de Dieu, les bijoux retrouvés, les bijoux qui sept ans plus tôt avaient touché les mains de Pierre, étaient le signe d’un incroyable retour. Elle essaya de faire partager sa foi à la comtesse : tout ce qu’elle put obtenir fut qu’on ne parlerait pas au comte du poisson voyageur et des trois anneaux.
Maguelone désira voir sans tarder le pêcheur qui avait apporté le turbot la veille. Elle savait bien qu’il ne pourrait rien lui dire de ce qu’elle eût voulu entendre. Mais une force surnaturelle la poussait à nourrir, minute par minute, de ses pensées, de ses gestes et de son sang, le souci d’amour qui veillait comme une lampe éternelle dans son cœur.
Elle se rendit au port d’Aigues-Mortes, et s’informa de l’endroit où le brave homme tenait son bateau. Parti à l’aube, il venait de rentrer, amenant à son bord l’équipage d’un navire en détresse, qu’il avait eu la chance de recueillir au cours de la soudaine bourrasque. Ces pauvres gens, épuisés par des heures de lutte, demandaient l’hospitalité à Saint-Pierre. Leur capitaine même était le plus mal en point : il avait voulu rester jusqu’au bout sur sa nef désemparée, et une vergue en se brisant l’avait blessé à la tête. Il avait perdu connaissance.
Maguelone donna l’ordre de le conduire à l’infirmerie de l’hospice, et annonça qu’elle viendrait le voir le lendemain, quand il serait un peu remis, et que le départ de la comtesse lui rendrait à elle-même plus de liberté. Puis elle se hâta de rentrer pour aller recevoir les adieux de sa visiteuse. Les vents se calmaient. Les bagages furent chargés. Les deux femmes s’embrassèrent, la litière se mit en route, et Maguelone se retira chez elle, étrangement calme après cette autre tempête qui venait d’agiter son âme.
Vers la fin de la nuit, le capitaine blessé reprit ses sens. Une religieuse avait lavé ses plaies de vin blanc mêlé d’une infusion d’herbes de saint Michel. Elle avait remplacé par des bandes de toile fine le grossier pansement dont les marins lui avaient entouré la tête. La blessure au sommet du crâne avait été amortie, heureusement, par les épais cheveux bruns : il serait vite rétabli.
Mais une sorte de fièvre s’était emparée de lui, une fièvre inexplicable chez un homme si robuste et si légèrement touché : elle se déclarait justement à son réveil, lorsqu’il devait aller mieux. Il ne cessait de s’agiter et de parler. Il ne semblait guère se soucier de tous ses biens perdus dans le naufrage. Mais il voulait savoir s’il avait bien abordé à Aigues-Mortes, qui gouvernait la cité, qui gouvernait la province… Il voulait savoir quels événements importants s’étaient passés depuis sept ans. On lui dit qu’un prince de la maison de Provence avait disparu à peu près vers le moment dont il parlait. Ceci ne semblait nullement l’intéresser. Pourtant, il parut troublé quand on lui dit que le comte et la comtesse vivaient toujours, et que celle-ci venait justement de quitter la région d’Aigues-Mortes.
Il se tut un instant ; puis il eut l’air d’hésiter, et demanda si peu après la disparition de Pierre de Provence une autre famille plus puissante encore, dans un port plus peuplé qu’Aigues-Mortes, n’avait pas été endeuillée par la disparition d’une princesse. La religieuse avait entendu parler en effet de la belle Maguelone, fille du roi de Naples, que des aventuriers avaient ravie à son père ; elle répéta le peu qu’elle savait pour l’avoir entendu dire à Rome, naguère. Mais elle s’arrêta bientôt, sans avoir rien conté d’intéressant : car, sauf à la comtesse, Maguelone n’avait jamais dit son vrai nom et son histoire à personne.
Le blessé se tut plus longuement, et parut plus abattu. Pour le distraire, la religieuse lui annonça que sa supérieure viendrait le voir dans la journée, et lui dit combien cette dame était jeune, et belle, et bonne. Le capitaine répondit qu’il aurait plaisir à la voir et à la remercier. Comme sa fièvre ne cessait pas, et que le soleil revenu commençait à échauffer la chambre, la religieuse tira les volets et conseilla au jeune homme de se reposer en attendant. Il resta quelques heures dans l’ombre, les yeux grands ouverts.
Quand Maguelone arriva, la religieuse lui donna des nouvelles du blessé, et lui rendit compte de ses moindres paroles. À mesure qu’elle parlait, une certitude radieuse remplissait le cœur de Maguelone. Elle était hors d’état de prononcer un seul mot. Elle put enfin se lever, et marcha vers la chambre close. Elle ne sentait plus les larges dalles de pierre grise sous ses pieds, et il lui semblait chanceler ; mais la religieuse dit plus tard qu’elle glissait et volait au-dessus du sol, comme un ange.
Maguelone ouvrit la porte. Le blessé, dans la pénombre fraîche, s’était enfin endormi et reposait immobile. C’était Pierre, amaigri, brûlé par les guerres, plus fort et plus beau que l’adolescent d’autrefois. Maguelone le regardait dormir, comme lui-même l’avait regardée, sous l’ombre du pin, jadis. Et de même que jadis elle s’était éveillée en ne sentant plus auprès d’elle son amant, de même Pierre commença de s’agiter dans son sommeil. Il gémit, tourmenté par le cauchemar de sept années, et sans lever les paupières, il dit :
— Maguelone, mon enfant chérie, pourquoi êtes-vous si loin de moi !
— Je suis là, Pierre, dit-elle.
Il ouvre les yeux. Encore plein de nuit, il ne distingue rien dans la pièce étrangère. Mais cette voix, cette voix, qui reprend tout bas :
— Doux seigneur, je suis Maguelone, que vous avez tant aimée.
Tout le corps de Pierre se met à trembler dans une sorte d’attente terrible. Maguelone arrache la coiffe blanche et noire qui depuis tant de saisons enserrait son charmant visage. Ses longues boucles d’or soudain volent et répandent un souffle de paradis. La lumière limpide de ses yeux bleus rayonne dans toute la chambre, et baigne Pierre de Provence. Elle se penche vers son chevalier, la belle Maguelone, et lui donne ses lèvres à baiser.


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